Pourrituri te salutant

Pourrituri te salutant

-/ UN /-

George Rotbers : vos amis fervents chrétiens vous soupçonnent de matérialisme à la limite du Primaire.

Clément Thomas : ils se trompent. Je suis bien au delà de ça. Je me considère comme un corruptionniste, un pourrituriste. La dissolution et la coagulation sont mes moto.  Je voue un culte au vivant, pas à la mort. Gladiateur, je m’adresserais à César d’un « Ave Cesar, pourrituri te salutant. » Je suis un adepte du fumier, du compost. Je dois tenir ça de mes ancêtres chinois pintres des lotus.

-/ DEUS /-

GR : « la pourriture, La merde, le style dégueulasse de l’esthétique dégradatoire du Protocène », vous maniez avec brio le tandem provocation/séduction. N’est-ce pas une manière de flirt avec la dimension superficielle de notre monde moderne ?

CT : non ce n’est pas ça. Bien sûr je ne peux pas échapper à la fréquentation de la surface, de la couche supérieure ; c’est à ça qu’aboutit le pintre à chaque tableau – la dernière couche – et c’est probablement contre cette couche qu’il lutte.
Les expressionnistes abstraits américains se rassemblaient à New-York pour discuter de leur pratique. La question de savoir quand le tableau est terminé les occupait beaucoup. C’est une banalité aujourd’hui de dire qu’un tableau n’est jamais terminé. La pinture, c’est ce qu’on fait, ce qu’on en dit et ce qu’on en fait. Arraché aux mains du pintre, le tableau nourrit les gloseurs, les spectateurs et surtout les autres pintres. Qu’ils pissent dessus ou le portent aux nues, tous prolongent son destin. Même jeté au feu, il nourrit sa légende.
Tout ça pour dire que le superficiel en pinture c’est un écho des profondeurs.  Ce que j’en dis, j’ai la prétention de penser que c’est aussi un écho des profondeurs, un écho du fond des grottes. Après tout, ces pintres cavernicoles nous ont enseigné ce geste unique et essentiel pour le pintre, l’agitation des bras. C’est le geste le plus ancien que l’humanité nous ait légué depuis au moins 40 000 ans.
Quand je pins, quand je vis en pintre, j’ai la certitude d’être relié à toute l’humanité en question.

GR : quand même, la merde, le style dégueulasse, l’esthétique dégradatoire, vous n’allez pas me dire que c’est un hymne à l’humanité.

CT : eh bien si. C’est exactement ça.
Pour arriver à la surface, je pars de la merde. Métaphoriquement et techniquement. Je pins comme un salaud, je dégueulasse la surface en mélangeant toutes les couleurs. Je pins comme un épandeur à fumier.   Cette matière, c’est ça le Brown.
La tragédie, c’est que, partant de la merde, je n’échappe pas à l’esthétique. C’est comme si tous les ancêtres pintres me poussaient au cul. Ces salauds s’emparent de mon bras pour faire apparaître une structure, une lumière. Il n’y a rien à faire pour leur échapper.

-/ TROIE /-

GR : la peinture de paysage vous permet comme vous dites de « pindre librement le monde ».   Cette liberté, vous y tenez plus qu’à tout ; elle a quel goût ?

CT : la liberté, sitôt qu’on tente de la définir, on la perd. Elle s’échappe, elle perd toutes ses vertus. Finalement, c’est  à chacun de se débrouiller avec.
Pour ce qui est de la pinture de paysage, c’est une vision de loin. Ça n’entre pas dans le détail. Dans le paysage, on ne voit pas le roi ; enfin, s’il y est représenté, on ne voit pas ses simagrées. Dans le paysage, le roi est dans la bouse. Il ne fait que passer.  Ce n’est pas lui le chef, il ne pilote rien. Dans le paysage, même la mort est de passage. Le paysage, c’est le plus grand sujet de la pinture et le plus difficile parce qu’on peut tout mettre dedans. Et face à lui, « tu fermes ta gueule. »

Un entretien en désordre avec George Rotbers.
Paris – 15/06 MMXXI