L’expérience de la liberté
George Rotbers : Vous attachez une grande importance à l’idée de l’œuvre en train de se faire, de l’être vivant en marche ; des mots comme « promenade » ou « conversation » sont vos compagnons de prédilection. Vous aimez passionnément toutes les formes de la Vie (je pense à l’Urine du Manneken Piss comme solution picturale, ou à •/AMX dont la pièce principale est quand même un char d’assaut de très gros calibre).
En 1986, vous peignez 5 carreaux de l’unique fenêtre de votre chambre pour pouvoir regarder le monde à travers le carreau restant.
En 1987, vous êtes invité à travailler deux mois à la Villa Arson (Nice) où vous vous faites remarquer en fabricant les « Lits » le premier mois, et vous provoquez le second mois une indifférence générale en mettant les « Lits » de côté pour montrer des œuvres comme « Triple Zéro » ou « Brain« , ce qui a pour effet de susciter le doute quant au sérieux de votre méthode de travail, au moment même où vous doutez, vous, de la nécessité de s’approprier un Trade-Mark qui a valeur de sérieux dans le milieu de l’Art.
En 1988, vous publiez à Sète un recueil d’aphorismes dans lequel vous prônez l’Énervement Essentiel, vous jouez aux devinettes avec Alice, vous enrichissez les remarques sur la couleur de Wittgenstein, ou vous pénétrez la vie en profondeur en retournant la formule de l’énergie, bref, vous semblez vous adresser à vous même une Lettre à un jeune franc-tireur, ce qui a un effet instantané puisque vous disparaîtrez totalement de la scène artistique après avoir présenté en même temps que les « Aphorismes » un tout petit tableau couvert de fourrure noire qui a pour titre : « King-Kong (détail)« .
Vous commencez alors la série des « Villégiatures » que vous considérez comme « de petits générateurs de sens autonomes propices à la méditation et qui ont leur place dans une cellule plutôt que dans un salon » et vous peignez deux des tableaux de la série des « Flats » que vous devrez abandonner faute de place lorsque vous quitterez votre atelier Toulousain en 1990 pour vous installer à Paris où vous prenez un emploi.
Vous créez en 1991 la pièce « Je suis Vivant » sur la base de 12 feuilles de paye et 12 objets plus personnels dans 12 tubes de verre, le tout découpé en quatre saisons.
La même année, vous écrivez, sur la base de nos conversations, les « Souvenirs Postérieurs » illustrés de quelques dessins et photos, et les années suivantes, vous écrirez quelques textes très courts comme « Autour de la Pureté », « Je suis le Monde » ou « Jardin Jaune » qui accompagne le projet des « Jardins ».
En 1994, vous dessinez le projet •/AMX et vous écrivez : « Si je peux penser un char d’assaut comme un être vivant, alors, je peux penser un être humain comme un être vivant.« . Vous dessinez aussi, la même année, les premières esquisses pour les « Sculptures d’Air » sur la base de « l’Aérosculpture », une petite pièce de 1992. Vous habitez aujourd’hui Paris dans un minuscule appartement encombré de tables.
Vous portez sur le monde un regard dénué de complaisance, votre réflexion se nourrit du doute et de la désillusion, mais vous refusez néanmoins la voie du nihilisme, vous ne croyez pas aux vertus du détachement où vous décelez une supercherie intellectuelle. La seule chose qui mobilise votre pensée peut se résumer en une question simple : « quel chemin tracer dans ce monde, et que peut-on faire avec l’art?« .
Clément Thomas : Oui. Ça, c’est une question fondamentale n’est-ce pas? On ne peut pas se dérober, et il ne faut pas l’enfourcher à la légère non?
Bien ; là nous sommes dans mon appartement, et je crois que je ne peux répondre aujourd’hui qu’à partir de ce point précis.
Nous avons parlé tout à l’heure de la table et de l’Espace de l’Œuvre. Disons qu’en ce moment, nous occupons ce point précis dans cet espace.
Ici, à ce moment, je suis debout ; je suis en contact avec le sol. Le sol est un revêtement de dalles synthétiques ; dessous, il y a un parquet en chêne posé sur des solives. Plus bas, c’est une dalle de béton et dessous il y a des hommes, eux aussi en contact avec le sol dans leur pièce ; et ainsi de suite, jusqu’à la rue : fondations, terre, une couche rocheuse, et d’autres strates jusqu’au noyau terrestre, jusqu’au magma.
Tout ça, c’est notre mémoire, n’est-ce pas, c’est l’histoire de la vie telle que nous savons la lire. Je marche sur cette planète, je parle avec ces choses, avec cette énergie en mouvement et je me demande ce qu’est l’Art. Vous voyez, l’Art, c’est ça : se mettre en marche avec ce que j’ai de jambes, de conscience, d’intelligence. Surtout de conscience. La conscience et la parole. L’Art, c’est l’expérience de la Liberté, ça commence par un pas, ici, sur ce sol synthétique.
Le processus est très lent. La première chose à faire, je crois, c’est de façonner la Patience. Ça, c’est un excellent matériau pour la sculpture, non? (rires)
in « Walk and Talk » un entretien avec George Rotbers – 1995